Nanotechnologies : les chimistes au cœur des dernières avancées
Domaine prioritaire dans la R & D des pays industrialisés, les nanotechnologies seront à l’horizon 2030 essentielles aux ingénieurs pour faire face aux crises environnementales, à la raréfaction de matières premières stratégiques et à la demande croissante d’énergie.
Les chimistes y jouent un rôle de premier plan.
Les avancées scientifiques récentes cachent en fait une maîtrise ancienne et fine des nanomatériaux. Les artisans verriers de l’Antiquité fabriquaient empiriquement des grains nanométriques en alliage d’or et d’étain, la pourpre de Cassius, pour colorer les émaux. En 1857, Michael Faraday décrivait deux procédés rationnels produisant des « particules excessivement petites qui, en diffusant, produisent une belle solution rubis » – autrement dit, des nanoparticules d’or. Au siècle suivant, les nanoparticules métalliques sont fabriquées par dépôt sur des supports oxydes (silice, cérine, dioxyde de titane, etc.) pour catalyser les réactions majeures de l’industrie chimique. Le procédé Haber-Bosch, catalysé au fer, est utilisé par BASF dès 1913 : il fixe l’azote atmosphérique pour produire l’ammoniac, molécule de base pour la synthèse des engrais azotés essentiels à l’agriculture. Le procédé Fischer-Tropsch, catalysé au cobalt ou au fer, fournit des hydrocarbures de synthèse à partir des gaz de combustion de la biomasse : il joue un rôle stratégique lors de la Seconde Guerre mondiale et connaît un second souffle avec l’épuisement programmé des gisements pétrolifères.
REPÈRES
C’est à la fois par les hauts faits de la science et par la culture populaire que le grand public a fait connaissance avec le nanomonde. Dans les années 90, alors que les chercheurs d’IBM manipulaient un à un des atomes de xénon à l’aide d’un microscope à effet tunnel, Eric Drexler enrichissait en 1986 la science-fiction d’un scénario apocalyptique supplémentaire : nous finirions tous en « gelée grise », mâchés par des nanorobots autoréplicatifs et écophages. Aujourd’hui plusieurs milliers de produits grand public contiennent au moins un nanomatériau, dans des secteurs variés : cosmétiques, textile, construction, médical, agroalimentaire, automobile, etc.
Et la nanotechnologie fut
Le mot « nanotechnologie » n’apparaît qu’en 1974, à l’aube d’un engouement pour les nanomachines, des architectures moléculaires dessinées pour effectuer des mouvements simples : rotation ou flexion par exemple. Si leur complexité reste triviale par rapport à celle des moteurs moléculaires à l’œuvre dans nos cellules (ribosomes, ARN polymérase…), ces curieux objets initient une approche ludique des nanosciences, illustrée récemment par la NanoCar Race organisée par une équipe du CNRS, et donnent en France deux prix Nobel en chimie (Jean-Marie Lehn en 1987, puis Jean-Pierre Sauvage en 2016).
Aujourd’hui, la recherche en nanotechnologies fait appel à toutes les disciplines connexes : synthèse organique et polymères, chimie des matériaux, physique du solide et physique quantique, biologie cellulaire, etc. Elle se traduit par de nouvelles classes de matériaux : les nanocomposites, que l’on retrouve dans de nombreuses applications high-tech (de l’équipement du sportif jusqu’à l’aéronautique), les capteurs et les luminophores quantiques, comme les quantum dots qui équipent les écrans plats de dernière génération et révolutionnent le marquage cellulaire et la détection de molécules uniques, les technologies de remédiation environnementale (piégeage et conversion de CO2, catalyseurs pour les bioraffineries, pots catalytiques qui équipent toutes les voitures modernes) ou encore les dispositifs de captation et de stockage de l’énergie (panneaux solaires, batteries au lithium, piles à combustible).
Nanotechnologie, alimentaire et médecine
Dans un contexte de vigilance du consommateur vis-à-vis de son alimentation, le secteur agroalimentaire est particulièrement débattu en ce moment, et pâtit de quelques caricatures qui brouillent le débat : par exemple, « c’est petit donc c’est dangereux ». La situation est évidemment plus complexe : la caséine est une protéine majeure du lait, qui se présente sous la forme d’une micelle nanométrique. Les toxicologues sont aujourd’hui fortement impliqués dans l’étude des nanoparticules par les voies d’exposition connues (aérienne, cutanée, etc.) et travaillent avec les chimistes parfois dès le développement de nouveaux nanomatériaux.
D’ailleurs, les nanoparticules représentent un axe de recherche majeur en médecine. Les assemblages nanométriques de polymères biocompatibles servent de « nanocargo » pour transporter des principes actifs jusqu’à des tumeurs ou des organes cibles : cette stratégie permet de réduire fortement les doses de médicament et donc leurs effets secondaires. Cette fonction de transport est aussi couplée au diagnostic, au ciblage et au traitement : le cargo est alors chargé de nanoparticules métalliques qui améliorent le contraste en IRM ou permettent une détection par caméra, et déclenchent le relargage des principes actifs sous champ magnétique ou sous éclairement laser. Des tests cliniques sont en cours pour le traitement de cancers et de tumeurs, illustrant un des succès récents de la nanochimie.
“La recherche sur les nano-particules reste focalisée sur un nombre restreint de composés”
Le chimiste façonne les nanomatériaux
Du laboratoire académique aux centres de R & D des grands groupes, en passant par les start-up et les PME à caractère technologique, il est au cœur des avancées sur les nanosciences et les nanotechnologies : il conçoit ces assemblages moléculaires et ces nouveaux solides, puis il crée des procédés de fabrication et enfin il intègre les composants produits aux technologies existantes. En cette année 2019 qui célèbre les 150 ans du tableau périodique, quelques éléments seulement sont mis à profit à grande échelle : carbone (fibres, nanotubes), silicium (nanosilices), aluminium (support de catalyse), titane (pigments, additifs). Même dans les laboratoires les plus en pointe, je constate que la recherche sur les nanoparticules est focalisée sur un nombre restreint de composés, comme les oxydes et les métaux, faute de moyens pour engager des travaux ambitieux et plus risqués sur le long terme.
Je crois que les chercheurs en nanosciences ont aussi pour mission d’éclairer les débats autour de ces technologies et d’expliquer leur potentiel, sans en exagérer la portée. Souhaitons que la société civile, les capitaines d’industrie et les décideurs politiques fassent davantage appel à eux dans le futur, pour concevoir les solutions technologiques attendues dans de nombreux secteurs et face au changement climatique, et ainsi organiser leur usage raisonné et durable.